L’usage du ferment si universellement répandu sur notre planète est un procédé extrêmement ancien : sans doute a-t-il même précédé la cuisson chez les hommes préhistoriques. On a découvert récemment que les chasseurs cueilleurs du paléolithique la pratiquaient déjà bien avant la sédentarisation sous la forme de faisandages, et de conserves de végétaux dans des fosses qu’ils pouvaient retrouver parfairement comestibles même un an après…

Les aliments fermentés que nous connaissons aujourd’hui : fromages, vins, pain, viandes saumurées, etc., existaient déjà pratiquement tels quels dans la plus haute antiquité. Certains archéologues pensent que c’est la fermentation qui a donné l’impulsion à l’agriculture et non l’inverse, et on peut même concevoir qu’elle serait apparue avant la domestication du feu. Si la fermentation des aliments est survenue avant la cuisson, elle serait donc le tout premier acte culturel de l’humanité. Cela expliquerait le fait qu’elle soit aussi répandue et depuis si longtemps.

Le plus vieux pain trouvé au monde.

Le plus vieux pain de froment que l’on ait retrouvé date de 3719 à 3699 av. J.-C. (Suisse, Montmirail, Ct. de Neuchâtel). Il a été étudié par Max Währen. Il a donc presque six mille ans et était identiques aux pains de campagne que l’on fait aujourd’hui. Photo : Jürg Währen.

Les hommes ont reproduit un processus observé par hasard, ce n’était pas simple dans le passé, ce n’est toujours pas simple de nos jours, même si maintenant, depuis 150 ans, nous connaissons l’existence des microbes. A partir d’une observation fine et d’expérimentations répétées et variées, toujours aléatoires, on est arrivé au fil des millénaires, aux fromages, aux vins et aux pains d’aujourd’hui qui, finalement, se font de la même manière que dans la plus lointaine antiquité. Il a fallu observer l’effet de chacun des innombrables paramètres, reconnaître les moindres détails ayant une action dans le processus, en tirer les conclusions nécessaires et agir sur eux pour obtenir, plus ou moins, le résultat que l’on voulait. On laisse faire la nature en apparence, mais on fait en sorte que les paramètres indispensables soient présents pour que s’accomplisse le phénomène tel qu’on le désire et non pas tel que la nature le prévoit. Il y a eu dans cette recherche une grande part d’aléas, évidemment, mais aussi d’exploration, de supputation, d’analyse, et même peut-être de jeu, ce qui en fait un acte culturel au moins aussi important — et même bien plus complexe — que la cuisson des aliments : tout le monde sait faire cuire un steak, on peut même apprendre à faire cuire un plat en sauce ou une pâtisserie. Élaborer un fromage, faire un vin qui ne soit pas une piquette, ou pétrir un pain au levain est une autre histoire !

Certaines fermentations mal conduites sont importunes : si l’on veut obtenir du vin, il faut éviter que cela produise du vinaigre. Si l’on veut du beurre, on ne désire par forcément qu’il ait un goût de rance. Il ne s’agit pas non plus d’empoisonner ses convives avec des aliments devenus toxiques. Même si c’est un processus naturel, il doit être amélioré, canalisé par l’homme. La conduite d’une fermentation demande un véritable métier, exige une sérieuse expérience, et une bonne connaissance des phénomènes. Autrefois cela ne s’apprenait pas dans les livres, mais par un long apprentissage, la transmission d’un instructeur, de la pratique et de l’expérience. Longtemps les procédés furent tenus secrets, privilège de quelques maîtres qui les détenaient des anciens, et le transmettaient aux apprentis sous le sceau d’une initiation, parfois c’était les femmes qui se léguaient les procédés de mère en fille. La maîtrise du processus de fermentation consiste à favoriser une flore utile au détriment d’une flore indésirable, dans le but de rendre un aliment meilleur au goût et de le conserver sur des durées inimaginables pour un aliment frais. Comble de bienfaits : c’est aussi la seule manière de rendre l’aliment encore meilleur pour la santé, en accentuant ses qualités nutritionnelles, parfois même en les créant, ou en rendant comestible un aliment toxique au départ. Les hommes qui en consommaient survivaient tout simplement mieux et étaient en meilleure santé que les autres. À tel point qu’on peut se demander si l’humanité serait devenue ce qu’elle est sans la fermentation. On comprend donc pourquoi les experts en fermentation jouissaient d’un certain prestige : leurs production étaient absolument nécessaires à la survie de la société. Maîtriser la fermentation c’est maîtriser quelque chose de vivant et autrefois d’incompréhensible, en témoignent les superstitions et les rituels qui partout règnent autour du berceau d’un aliment fermenté. C’est sans doute à cause de toutes ces difficultés et ces mystères que les aliments fermentés ont dans toutes les civilisations un statut particulier : ils sont toujours et partout valorisés comme étant le meilleur, le summum, l’aristocratie de l’alimentation.

Brasserie dans l'ancienne Egypte, II° millénaire avant JC (photo Wikipedia)

Ces figurines Égyptiennes sculptées au II° millénaire avant JC montrent le brassage de la bière. Au fond, la meule pour moudre les céréales. À gauche, les céréales sont façonnées en pains fermentés puis cuits en surface seulement. Ces pains étaient ensuite trempés dans l’eau pour faire la bière, qui fermentait dans les cuves  qu’on voit à droite. (Berlin, Musée d’Égyptologie, document Wikipédia)

L’exploration de la face culturelle de la fermentation nous entraîne dans un fascinant périple multidisciplinaire dans l’histoire des civilisations, et pas seulement dans leur gastronomie : cela touche les religions, la politique, les arts, le folklore et les traditions populaires… et c’est absolument passionnant.

Ce sera développé dans mon livre à paraître le 24 avril 2014.